Interview de Thierry Olivier, à propos de “Fredric, William et l'Amazone”

Thierry Olivier
Thierry Olivier | Droits réservés

Dessinateur habitué aux ouvrages collectifs, comme Zembla, ou La mosaïque Hexagon, Thierry Olivier signe en solo Escapade au château, et deux séries d'horreur, Affreusement vôtre ! et Beyond the Tomb. Fredric, William et l’Amazone, parue en 2020 chez Comix Buro, est sa première BD en tant que dessinateur solo, sur un scénario de Jean-Marc Lainé. Une BD passionnante et aboutie, pour adultes.

Sur la couverture de l’édition brésilienne, intitulée Fredric, William ea Amazona, Perseguição e Censura aos Quadrinhos, l’on peut voir Fredric Wertham et William Moulton Marston, encadrant le marchand de journaux avec, au dessus de sa tête, Wonder Woman, suggérée par ses bottes. Nous avons donc bien Fredric, William et l’Amazone. Mais dans la version française, William est absent de la couverture, pourquoi ?

En fait, le dessin de la couverture de la version brésilienne était notre choix initial à Jean-Marc et moi-même (sur une idée originale de Jean-Marc), pour la couverture française. Le choix de la couverture actuelle est le choix de l’éditeur. L’éditeur brésilien a donc repris le dessin que nous plébiscitions, et qui se trouve en page de garde dans la version française.

Ce qui frappe en premier avec cet album, c’est le choix de la couleur. L’album est quasiment entièrement couleur sépia, rappelant ainsi le choix esthétique du film Element of Crime, de Lars von Trier. Dans cet univers monochrome, le lecteur verra en tout et pour tout, onze cases rougeâtre, dont une pleine page, et quatre cases bleu-vert, dont une pleine page, ainsi qu’un peu de bleu dans la case de la radio de Marston. Quelles sont les significations de ces couleurs et comment cela a-t-il influencé le style du dessin ?

Avec Jean-Marc, nous avons décidé très tôt d’accorder un code couleur différent à nos deux protagonistes principaux (rouge pour Wertham, bleu pour Moulton), pour souligner les moments ou ils sont en proie à de fortes émotions, confrontés à des évènements tragiques, ou lorsqu’ils ont des « flashs », qui influencent ou font évoluer leur mode de pensée et leur appréhension du media comics. C’est aussi un choix esthétique pour bien différencier ces moments clés, du reste du récit.

Jean-Marc Lainé dans son bonus pensum parle de ce fameux sépia en ces termes « Thierry propose alors de mettre en sépia une nouvelle séquence, et cette fois de la réaliser en lavis, une technique qu’il affectionne et peaufine. » Qu’est-ce que le lavis, et en quoi l’avez-vous peaufiné ?

Le lavis est une technique qui consiste en mélangeant avec des dosages variés, de l’encre et de l’eau, à obtenir un dessin non plus en noir et blanc, mais en niveau de gris, afin d’approcher d’un semi-réalisme plus affirmé et donner une ambiance un peu particulière, qui convient bien à un récit, se déroulant en majeure partie, dans la première moitié du vingtième siècle, avec une atmosphère de film noir de l’époque. C’est une technique assez difficile, ou l’erreur ne pardonne pas. En fait, je peaufine dans le sens où j’essaie à chaque planche, à chaque dessin et pour chaque album ou j’utilise cette technique, de m’améliorer et de mettre la barre toujours un petit peu plus haut.

L’album est tronçonné en quatre chapitres. Chaque chapître est associé à un nom d’un personnage historique lié au contexte de l’histoire : Freud, Fish, Hitler et McCarthy. Typiquement dans l’esprit Comics, le verso des pages de chapîtres contient une illustration, hors histoire, mais lié au contexte. Le lecteur aurait pu s’attendre à trouver Freud, Fish, Hitler et McCarthy, mais vous avez fait le choix de mettre des dessins détournés de couverture de Comics de l’époque, comme World’s Fair Comics. D’où vous est venue l’idée, et comment avez-vous construit ces fausses couvertures ?

Tronçonner l’album en quatre chapitres bien distincts, est une idée de Jean-Marc — à laquelle j’ai adhéré totalement, ainsi qu’aux autres nombreuses idées, qu’il a émises avant et pendant l’élaboration du bouquin, bien sur !— qui permettait de bien resituer l’histoire dans son contexte historique, son déroulement chronologique, et de donner toutes les vingt pages une respiration à la narration sur un album qui en compte quatre-vingts. Le choix des pastiches de couvertures de pulps et de comics existants nous est apparu tout naturel pour annoncer les chapitres, d’autant que cela me permettait d’y introduire les principaux personnages s’y trouvant présents. Pour la réalisation des fausses couvertures, après les avoir choisies avec Jean-Marc, j’ai tout simplement redessiné les couvertures d’origines d’après modèle, en en modifiant légèrement, ou de manière plus prononcée les titres, et j’ai dessiné nos héros en faisant en sorte qu’ils fassent partie intégrante de l’ensemble, comme si c’était de véritables couvertures de pulps ou de comics. Le choix de ces couvertures, est bien sur en rapport avec le chapitre qui suit et la période qui y est évoquée. L’option de faire figurer les personnages cités en début de chapitre à la place des fausses couv’, aurait, me semble-t-il, eu un effet de redondance, et je crois d’ailleurs que l’idée ne nous a pas effleuré.

Qualifierez-vous Fredric, William et l’Amazone comme une uchronie, un biopic, ou une bande dessinée historique ?

Une uchronie, non. Une biographie romancée, plutôt.

L’ancrage historique de l’album, c’est encore plus flagrant avec le pensum abondamment documenté en fin d’ouvrage, oblige à une ressemblance entre les personnages historiques et leur représentation dessinée. Comment arrive-t-on à trouver le compromis entre ressemblance, appropriation du trait, et cohérence de ce dernier avec l’esthétique globale de l’ouvrage ?

En s’appropriant les caractéristiques des personnages. Caractéristiques physiques, morales, vestimentaires, selon les périodes aussi… En les dessinant en amont, déjà, sur la base de la masse de documentation glanée à cet effet, en effectuant des croquis préparatoires. Et surtout, en les ayant constamment sous les yeux, soit avec les croquis cités plus haut, punaisés sur un grand tableau en liège juste en face de moi, soit sur l’écran de l’ordinateur, affichant en permanence ladite documentation iconographique, concernant la planche en cours.

Le trait global de l’album rappelle le dessin des Comics de la grande époque. Comment avez-vous procédé pour analyser ce style et l’assimiler ?

Je n’ai pas eu me forcer beaucoup, c’est mon style habituel à peu de chose près. Il y a toujours une petite adaptation graphique en fonction du genre ou du contexte de l’histoire à illustrer, mais cela se fait de manière tout à fait naturelle, mais également en fonction des exigences légitimes de chacun : scénariste, dessinateur, éditeur…

L’album commence par la lecture d’une lettre. Pour styliser cet effet, une typographie a été utilisée. Est-ce un choix et un travail de Comix Buro ou de votre part ?

C’est un choix de départ commun. Jean-Marc en est l’initiateur, en tant que scénariste et, en accord avec l’éditeur, la maquettiste nous a proposé plusieurs choix de typo, nous avons opté pour celle qui figure dans le livre. Elle est un peu petite au final, il est vrai, mais tient compte de l’importance du texte et de la place dans les cartouches. Je viens d’y rejeter un coup d’œil, et même avec mes vieux yeux de presque soixantenaire, ça passe tout seul !

Comment avez-vous travaillé avec Jean-Marc Lainé ? Il vous a livré un scénario complet détaillé planche par planche, ou plutôt un synopsis global que vous avez découpé lors du storyboard ?

J’avais connaissance de la globalité du récit, dont Jean-Marc avait déjà établi le chemin de fer au préalable, et il m’envoyait entre cinq et huit pages par mois, de découpage textuel dialogué, avec le nombre de cases, la description de l’action, l’interaction des personnages, les lieux, le contexte, les plans, les points de vue… Y’avait plus qu’à ! De plus, comme Jean-Marc a des responsabilités éditoriales chez Urban Comics et qu’à l’époque il se déplaçait une fois par mois à Paris, on s’arrangeait pour qu’il passe au retour à la maison, pour un petit brainstorming mensuel très fertile et très utile à l’élaboration de notre bouquin !

Combien de temps vous a demandé les recherches et le dessin de cet album ?

Il y a eu une longue période de gestation et de recherche d’éditeur, ce qui a permis, dans la première qui fut assez longue, d’aller à la chasse à la documentation (recherche qui a évidemment continué bien après, tout le long de la création de l’opuscule). À partir de la signature du contrat, ça nous a pris environ un an et demi pour boucler les 80 planches, les dessins annexes, la couverture…

Avez-vous une anecdote sur Fredric, William et l’Amazone ?

Parmi les titres d’origine envisagé, il y a eu Le lasso de vérité ! ou Moulton versus Wertham ! Je crois pouvoir dire qu’on l’a échappé belle !

Sur quel ouvrage travaillez-vous actuellement ?

Je vais signer dans les jours qui viennent, toujours avec l’ami Jean-Marc Lainé au scénario, pour un nouvel ouvrage chez Pierre de Taillac Éditions. Changement de sujet et d’époque, au revoir l’univers des comics et les States, bonjour les grognards et guerres napoléoniennes ! À bientôt pour de nouvelles aventures bédéphiles !


© Comix Buro

Présentation par l'éditeur

« Entre les années 1930 et 1950, au coeur d’une Amérique troublée en recherche d’elle-même, deux figures emblématiques de la culture populaire s’opposent : Fredric Wertham et William Moulton Marston. Le premier, officiant comme expert psychiatre auprès de la justice, mène une campagne de dénonciation à l’encontre des comic books pendant que le second, travaillant dans l’industrie du divertissement, et auteur de Wonder Woman, en défend les mérites pédagogiques. Au fil de l’histoire, au travers de ces deux personnages, d’un kiosque et des passants qui l’entourent, se dessine le reflet d’une société américaine. Fredric, William et l'Amazone retrace l'evolution des comic books et decrit le portrait d'une Amerique traumatisee, de la grande depression a la paranoia maccartyste de la Guerre froide, en passant par la seconde guerre mondiale. Il parle d'une Amerique frappee par la figure des tueurs en serie puis par la grande peur du communisme. » — Comix Buro

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